samedi 1 novembre 2014

Un court extrait de "Le premier homme" d'Albert Camus

Si je tiens à recopier ici ce passage du livre d'Albert Camus, c'est avant tout parce qu'il m'a émue. Mais, également, parce que j'ai trouvé que ces quelques lignes résumaient terriblement bien la condition humaine dans la guerre, dans n'importe quelle guerre.

Il s'agit, ici, de la guerre de 1914 où le père de l'écrivain est tombé, comme tellement d'autres. Il était venu d'Algérie combattre les allemands sur le sol français dont il ignorait absolument tout.

J'espère que vous serez aussi sensibles que moi à cette belle écriture. Ce livre a été publié post mortem par l'épouse de Camus. Il ne s'agissait que d'un premier jet d'une oeuvre dont on peut facilement imaginer ce qu'elle aurait été au final. On sent que ces lignes sont écrites d'un trait, dans la fièvre qui mène le stylo pendant le l'esprit pousse les mots.

"Tout se passait là-bas en effet où les troupes d'Afrique et parmi elles H. Cormery, transportées aussi vite que l'on pouvait, menées telles quelles dans une région mystérieuse dont on parlait, la Marne, et on n'avait pas eu le temps de leur trouver des casques, le soleil n'était pas assez fort pour tuer les couleur comme en Algérie, si bien que des vagues d'algériens arabes et français, vêtus de tons éclatants et pimpants, coiffés de chapeaux de paille, cibles rouges et bleues qu'on pouvait apercevoir à des centaines de mètres, montaient par paquets au feu, étaient détruits par paquets et commençaient d'engraisser un territoire étroit sur lequel pendant quatre ans des hommes venus du monde entier, tapis dans des tanières de boue, s'accrocheraient mètre par mètre sous un ciel hérissé d'obus éclairants, d'obus miaulant pendant que tonitruaient les grands barrages qui annonçaient les vains assauts. Mais pour le moment, il n'y avait pas de tanière, seulement les troupes d'Afrique qui fondaient sous le feu comme des poupées de cire multicolores, et chaque jour des centaines d'orphelins naissaient dans tous les coins d'Algérie, arabes et français, fils et filles sans père qui devraient ensuite apprendre à vivre sans leçon et sans héritage. Quelques semaines et puis un dimanche matin, sur le petit palier intérieur de l'unique étage, entre l'escalier et les deux cabinets sans lumière, trous noirs ménagés à la turque dans la maçonnerie, sans cesse nettoyés au cre
syl et sans cesse puant, Lucie Cormery et sa mère étaient assises sur deux chaises basses, triant des lentilles sous la lumière de l'imposte au-dessus de l'escalier, et le bébé dans une petite corbeille à linge suçait une carotte pleine de sa bave, quand un monsieur, grave et bien habillé, avait surgi dans l'escalier avec une sorte de pli. Les deux femmes surprises avaient posé les assiettes où elles triaient les lentilles qu'elles prenaient dans une marmite placée entre elles et s'essuyaient les mains quand le monsieur, qui s'était arrêté sur l'avant-dernière marche, les avait priées de ne pas bouger, avait demandé Madame Cormery, "la voilà, avait dit la grand-mère, je suis sa mère", et le monsieur avait dit qu'il était le maire, qu'il apportait une douloureuse nouvelle, que son mari était mort au champ d'honneur et que la France qui le pleurait en même temps qu'elle était fière de lui. Lucie Cormery ne l'avait pas entendu, mais s'était levée et lui tendait la main avec beaucoup de respect, la grand-mère s'était dressée, la main sur la bouche, et répétait "mon dieu" en espagnol. Le monsieur avait gardé la main de Lucie dans sa main, puis l'avait encore serrée dans ses deux mains, avait murmuré des paroles de consolation et puis lui avait donné son pli, s'était retourné et avait descendu les escaliers d'un pas lourd. "Qu'est-ce qu'il a dit ? avait demandé Lucie. -Henri est mort. Il a été tué" Lucie regardait le pli qu'elle n'ouvrait pas, ni elle ni sa mère ne savaient lire, elle le retournait, sans mot dire, sans une larme, incapable d'imaginer cette mort si lointaine, au fond d'une nuit inconnue. Et puis elle avait mis le pli dans la poche de son tablier de cuisine, était passée près de l'enfant sans le regarder et était allée dans la chambre qu'elle partageait avec ses deux enfants, avait fermé la porte et les persiennes de la fenêtre qui donnait sur la cour et s'était étendue sur son lit, où elle était restée muette et sans larmes pendant de longues heures à serrer dans sa poche le pli qu'elle ne pouvait lire et à regarder dans le noir le malheur qu'elle ne comprenait pas."

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