mardi 2 février 2010

Si la perfection existait, elle aurait la voix de Kaufmann


Il y a des journées qui commencent mal et, fort heureusement, qui se terminent dans une apothéose, une jubilatoire allégresse, un état de grâce extravagant où l’on se déplace sans voir et sans entendre le monde réel autour de soi. Tel était mon état hier soir en sortant de l’Opéra Bastille après une représentation de Werther qui restera – sans doute à jamais – gravée dans ma mémoire de lyricomane.

Après la retransmission T.V. du 26 janvier, j’étais pareillement anxieuse et impatiente d’assister à la représentation de cette production. Anxieuse à l’idée d’être déçue par ceux-là même qui m’avaient enchantée. Impatiente d’entendre « pour de vrai » ces chanteurs qui avaient si magnifiquement participé à ce plaisir, Jonas Kaufmann surtout.

Et sans autre circonlocution, dès les premiers accords orchestraux et, surtout, dès la première phrase chantée par le ténor, plus rien n’existait que ce drame auquel j’allais assister et qui allait me surprendre, me saisir et m’émouvoir au plus profond, comme – non pas comme – bien mieux encore qu’il ne le fit un soir dans ma dix-septième ou dix-huitième année alors que je découvrais en même temps l’œuvre et l’Art Lyrique.

Finalement, d’une manière indéfinissable et irrationnelle, ce « bien mieux » du ressenti tient à peu de choses en définitive. En 1965-1966, Paul Finel (excellent ténor français) chantait un de ses derniers « Werther », plutôt bien, avec beaucoup de style et de beaux restes vocaux. Même costume bleu, décor un peu plus poussiéreux, oubli du reste de la distribution…Mais beaucoup d’émotion déjà ! Aujourd’hui, prise de rôle par un Jonas Kaufmann en ascension, tellement imprégné du personnage de Goethe qu’il emmène toute la distribution à se surpasser. Qui, à l’heure où j’écris ces lignes et pour longtemps je crois, osera se frotter à ce rôle après lui ?

Mais je m’égare… Revenons à hier…



Les accents de l’intro, sous contrôle de Michel Plasson (royal), le Noël des enfants, bien en place grâce aux gronderies de Alain Vernhes à la belle présence vocale et scénique ; et voici l’entrée du héros : « Alors… c’est bien ici la maison du Bailly ? Merci… » Et nous, avec lui, on « ne sait si on veille où si l’on rêve encore… » Car, avec ce premier air, hymne à la Nature comme tout bon romantique qui se respecte, J.K. nous emporte dans son monde, naturellement, sans affectation, sur un legato tellement sans effet qu’il semble nous parler de la voix la plus belle qui soit et nous faire découvrir avec lui « …ce mur et ce coin sombre, cette source limpide et la fraîcheur de l’ombre ».
Viennent ensuite la rencontre et l’irrésistible attirance qui les surprend tous les deux. Le duo du « Clair de lune » est une pure merveille, hissé au niveau d’un duo wagnérien par ce quatuor sublime composé de l’Orchestre, de Michel Plasson, de Sophie Koch et de Jonas Kaufmann.

Plus rien, là, de la légère pesanteur des sons, de l’effet barytonnant du timbre. Chaque note est à sa place, que le son soit forte ou pianissimo ; aucune défaillance, même minime, de la voix et rayonnement des aigus bien plus lumineux que le 26 janvier. Si la perfection existait, elle aurait la voix de Kaufmann hier soir.

Quelques minutes plus tard, sous les éclairages crus des halls de Bastille, Kathleen bouleversée, m’avouait avoir déjà pleuré… Je n’en avais pas été loin moi-même…

Le second acte est un ouragan où les sentiments tumultueux de chacun s’exacerbent, balayant tout. Ludovic Tézier pose un Albert puissant et sûr de lui - « ...je connais trop le prix du bien qui m'est donné pour ne comprendre pas que sa perte est cruelle...». Sophie voit s’envoler son rêve de soleil - « … M. Werther, je vous invite, pour le premier menuet… » - en nous gratifiant des lumières de la jolie voix aérienne de Anne-Catherine Gillet. Charlotte, en plein doute, passe du recueillement religieux – « Comme on trouve en priant une force nouvelle… » - bien vite dissipé sous les feux de son amour inavouable pour Werther – « … Pensez à Charlotte au contraire… » - exprime tout cela par la voix de Sophie Koch très en forme, très sensible, dans un beau legato nuancé, tour à tour, de fougue et de calme. Quant à Werther, le tourment qui est le sien le porte à déjà parler de suicide – « Quand un enfant revient d’un voyage avant l’heure… » - avec des accents tellement déchirants et tellement beaux que l’on en pleure à l’avance.


Cet acte a « décoiffé » tout le monde !


Le dénouement dramatique de cette confusion de sentiments, tellement bien palpable tout au long de l’œuvre dans cette mise en scène dépouillée de l’encombrant superflu qui n’est qu’accessoire… interviendra après que Charlotte nous ait relu les sublimes lettres qu’elle a reçues de Werther, si chères à son cœur – « … je les relies sans cesse ! avec quel charme mais, aussi, quelle tristesse… » - et qu’elle ait déversé son trop plein de larmes – « … et de leurs patientes gouttes, martèlent le cœur, triste hélas… » - Magnifique interprétation de Sophie Koch très en voix, qui a mis dans ces deux airs toute l’intensité qu’il y fallait. Un beau volume malgré quelques graves un peu ternes, beau legato et larges aigus au service d’une implication totale.

Voulue par le compositeur, l’ambiance décalée entre ces deux airs, par le passage de Sophie, rieuse et enjouée malgré l’atmosphère pesante. Belle assurance vocale, légère et nuancée, de Anne-Catherine Gillet que l’on attend impatiemment dans un rôle plus consistant.

L’arrivée impromptue, mais tellement souhaitée par Charlotte, de Werther plus ténébreux encore, est ponctuée des longs silences à l’orchestre (et dans la salle : on aurait entendu la neige tomber… !) entre les phrases d’arrivée – « Oui… c’est moi… je suis venu… pourtant sur le seuil de la porte… je résistais encore…» -

La dernière tempête alors, avec les vers d’Ossian – « Pourquoi me réveiller… » d’une intensité telle que j’étais en apnée, suspendue à cette voix aux accents déchirants et si merveilleusement beaux !

Et puis la déferlante du baiser – « … bonheur tant espéré qu’aujourd’hui j’entrevois… » et la fêlure dans la carapace de devoir de Charlotte qui la fait fuir en laissant là un Werther au cœur brisé, fracassé même, qui part accomplir son fatal destin.

Le dernier tableau, dans la chambre sous la neige, réunit une Charlotte enfin libérée rendant son baiser à l’homme qu’elle aime depuis le premier regard – « … ton baiser, du moins, je te l’aurais rendu… » - et un Werther ensanglanté et mourant, livrant ses dernières sublimes volontés sur l’emplacement de sa tombe – « Là bas, au fond du cimetière, il est deux grands tilleuls. C’est là que pour toujours j’aimerai reposer… ». Jonas Kaufmann est, à ce moment, un être brisé qui retient son peu de vie restante pour exprimer ce vœux suprême. Nous sommes tous morts avec lui…


L’explosion des acclamations de la salle, ressuscitée, à l’issue de cette fantastique et mémorable représentation n’a d’égal que l’immense talent d’un ensemble très homogène et d’un Jonas Kaufmann absolument phénoménal.

A noter, du jamais vu à Bastille, la relève du rideau après fermeture et allumage de la salle alors que 99 % des spectateurs et les musiciens au grand complet, debout, tapaient dans leurs mains en cadence en criant BRAVO !